Nouvelle petite attention du Commandant Serra ce matin : un petit
arrêt surprise de 3 heures au large de l'île de Pitcairn***. Ce nom
n'évoque peut-être pas grand chose pour certains, mais si nous
précisons que le Deliziosa a jeté l'ancre vers 8 heures dans la "baie
du Bounty", nous sommes persuadés que nous mettrons tout le
monde sur la voie de la (bonne) réponse...
C'est en effet sur cette île que se sont réfugiés les révoltés du
célèbre navire britannique "le Bounty". De nombreux ouvrages
et films ont rendu célèbre cette mutinerie et qui n'a pas à l'esprit
le fameux long métrage dans lequel le beau Marlon Brando a fait
vibrer le cœur de tant de femmes !
Mais de nombreux récits de l'événement relèvent probablement de la pure fiction
ou ont été largement romancés... Nous avons essayé de faire une
synthèse de tout ce que nous avons entendu et lu, et nous vous
livrons ci-dessous le fruit de nos recherches qui possède sans doute
lui aussi, au-delà de certains faits historiquement avérés, sa part
d'incertitudes...
***L'île du paradis perdu
September 4, 2009 - 15:01 By Kathy Marks
Célèbre pour avoir abrité les révoltés du Bounty, l’île Pitcairn, au
cœur du Pacifique Sud, dissimulait des crimes inavouables, perpétrés
depuis des générations.
C’est au sommet de l’île Pitcairn, à quelque 337 mètres d’altitude,
que l’on commence à mesurer son isolement vertigineux. Tout autour
de ce plateau rocheux, l’océan s’étend à perte de vue. Sans nul
doute, on est ici non seulement sur l’île du bout du monde, mais
encore dans son recoin le plus perdu. Pour les révoltés du Bounty et
leur chef Christian Fletcher, qui s’y réfugièrent en 1790, l’extrême
isolement de Pitcairn représentait son principal atout. Mais c’est
aussi grâce à lui que leurs descendants ont pu vivre dans le secret
et dissimuler leurs crimes au fil des générations.
Pendant les années 1960 et 1970, sur le point culminant de l’île,
Steve Christian a, en effet, commis plusieurs viols en toute
impunité, dont celui de Charlotte*, âgée de 12 ans. En cet endroit
désolé, nul n’aurait pu entendre ses cris. A 20 ans, Steve était
déjà considéré comme un leader. Sa haute taille, sa mine sombre et
sa puissante musculature en avaient toujours imposé : énergique,
intelligent et disert, il dégageait un certain charme. Il se
targuait aussi de descendre de Christian Fletcher, ce qui conférait
à sa famille un statut quasi aristocratique. Quant aux filles de
Pitcairn, comme Charlotte, elles n’avaient aucun moyen d’évasion.
Caillou oublié en plein Pacifique Sud, à mi-chemin entre le Chili et
la Nouvelle-Zélande, l’île ne comportait ni piste d’atterrissage, ni
port facile d’accès. Impossible d’en partir ou d’y débarquer sans
recourir aux baleinières (canots légers). Si bien que les victimes
se taisaient. Jusqu’à ce jour de 1999 où Belinda, une adolescente de
15 ans, confia à une fonctionnaire de police venue de
Grande-Bretagne qu’elle avait été violée par deux des fils de Steve
Christian. Dès lors, le mur de silence et de complicité qui
protégeait depuis des décennies les hommes de l’île ne tarda pas à
se fissurer.
Jeune fille gauche et perturbée, Belinda avait passé toute son
existence au sein de la minuscule communauté de Pitcairn, qui ne
comptait même pas soixante personnes. L’île constituait le seul
univers qu’elle n’ait jamais connu. Cette île où l’on vivait en
autarcie et où chacun avait des liens de parenté avec pratiquement
tout le monde. Ses accusations incitèrent la police britannique à
interroger plusieurs dizaines d’habitantes. Toutes générations
confondues, elles racontèrent la même histoire : les viols d’enfants
semblaient endémiques. Pratiquement aucune fille n’y avait échappé,
et presque tous les hommes pouvaient en être accusés. Ces
révélations furent accueillies avec incrédulité par le monde
extérieur, qui idéalisait Pitcairn depuis près de deux siècles comme
l’image d’un paradis des mers du Sud.
Le mythe avait pris racine dès le retour en Angleterre de William
Bligh, capitaine du Bounty, en 1790. Abandonné dans la chaloupe du
navire avec dix-huit marins qui lui étaient restés fidèles, il avait
réussi l’exploit de parcourir près de 6 700 kilomètres pour ramener
ses compagnons à bon port. Pendant ce temps, les mutins avaient mis
le cap sur Tahiti et ses voluptueuses vahinés. Quant à la presse
anglaise, elle fit ses choux gras de cette histoire d’amour et
d’aventure ; lord Byron y puisa même l’inspiration d’un poème
épique. Et, très vite, le rôle du méchant fut attribué non plus à
Christian Fletcher, chef de la mutinerie, mais au capitaine Bligh,
dont la dureté était censée avoir provoqué cette révolte. Pourtant,
le déroulement des faits ne laisse place à aucun doute. Le Bounty
avait appareillé d’Angleterre en 1787, avec mission de récolter des
pousses d’arbre à pain à Tahiti et de les transporter aux Antilles,
où leurs fruits permettraient de nourrir les esclaves à bon compte.
Au terme de quelque dix mois de mer, l’équipage en avait passé six
autres à Tahiti, dont la beauté et la douceur de vivre avaient fait
les délices de chacun. Trois semaines après le rappareillage, à
l’approche des îles des Amis (actuelles Tonga), cinq hommes avaient
fait irruption à l’aube dans la cabine de Bligh…
Une partie des mutins du Bounty décida de rester à Tahiti. Mais
Christian Fletcher et huit autres marins remirent à la voile afin de
se trouver une cachette plus sûre. Ce fut ainsi qu’ils débarquèrent
à Pitcairn. L’île ne mesurait guère plus de 4,5 km2, mais c’était
une véritable forteresse. Ceinturé de falaises abruptes pilonnées
par le ressac, l’endroit semblait idéal. Non seulement il était
désert, mais encore sa position sur les cartes était fausse. Autant
dire qu’il n’y figurait pas.
Dix-neuf Polynésiens — douze femmes, six hommes et un bébé — avaient
été embarqués. Une fois à Pitcairn, les marins traitèrent les hommes
en esclaves et les femmes en marchandises. La colère et le
ressentiment des captifs dégénérèrent vite en violence. Dix ans plus
tard, John Adams demeurait le seul survivant des mutins. A eux tous,
ils avaient engendré vingt-quatre enfants.
Le premier navire à atteindre l’île — un baleinier américain — n’y
parvint qu’en 1808. Son équipage y découvrit une communauté
relativement prospère, composée de John Adams, de femmes et
d’enfants. Ils vivaient en autarcie, cultivant de quoi se nourrir et
habitant dans les cases qu’ils avaient construites.
La renommée de l’île se développa quand Hollywood consacra cinq
films à la mutinerie du Bounty. A la fin du xxe siècle, le mythe
était devenu intangible.
Territoire britannique depuis 1767, Pitcairn n’avait jamais beaucoup
intéressé Londres. Son gouverneur ne s’y rendait
qu’occasionnellement et l’île se débrouillait toute seule, nommant
sa police et ses magistrats.
Malgré l’existence d’indices qui indiquaient des affaires de viol,
d’inceste et même de meurtre, il fallut attendre 1997 pour que la
Grande-Bretagne expédie un agent à Pitcairn. En l’occurrence une
femme policier, Gail Cox, chargée d’y diriger une formation. A sa
première visite, elle fut conquise par l’endroit. Les insulaires
étaient chaleureux et les exploits maritimes des hommes,
impressionnants.
Son deuxième voyage, en 1999, s’avéra bien différent. Elle se
retrouva face à une population que divisaient d’âpres querelles et
sentit un malaise sourd dans la petite communauté. Quelques semaines
plus tard, Belinda et une autre adolescente lui confièrent avoir été
agressées par Randy, l’un des fils de Steve Christian. Belinda lui
avoua qu’elle n’avait que 10 ans quand Randy et son frère cadet
Shawn l’avaient attaquée dans une bananeraie. Ils l’avaient plaquée
au sol et violée à tour de rôle.
Gail Cox, dont l’expérience se limitait à de simples infractions au
Code de la route, fut bouleversée par ces révélations. On confia
l’affaire à des inspecteurs. L’enquête les mena jusqu’à Auckland
(Nouvelle-Zélande), où ils rencontrèrent Catherine, originaire de
Pitcairn. « Je ne peux pas vous aider dans ce cas, leur dit-elle.
J’ai moi-même été violée à 10 ans par le père de Belinda. » Ce genre
de choses était « banal à Pitcairn », ajouta-t-elle ; d’après elle,
on n’y trouvait « pas de fille qui soit encore vierge à l’âge de 12
ans ».
Sa déposition incita la police à retrouver la trace de toutes les
femmes ayant grandi à Pitcairn depuis 1980. La plupart vivaient à
l’étranger, généralement en Australie et en Nouvelle-Zélande. Elles
signalèrent aux enquêteurs d’autres victimes, parmi lesquelles des
parentes plus âgées. Au total, la police remonta plus de quarante
ans en arrière et entendit trente et une victimes. Qui identifièrent
trente hommes. Pratiquement tous ceux des trois dernières
générations étaient impliqués.
A Pitcairn, les résultats des investigations déclenchèrent un tollé
non pas contre les responsables, mais contre les victimes, accusées
d’avoir été provocantes. Les insulaires — y compris des femmes —
soutinrent que les jeunes filles avaient été consentantes, et que
l’affaire avait été montée en épingle par Londres pour faire évacuer
l’île. Les victimes furent traitées en pestiférées. Pour sa
sécurité, Belinda dut être évacuée de Pitcairn ; elle n’y revint
jamais.
Malgré la violence de ces réactions, neuf femmes restèrent
déterminées à aller jusqu’au bout. Mais comment organiser un procès
dans un endroit aussi isolé ? Et quelles en seraient les
conséquences sur cette communauté minuscule ? Les familles y étaient
si étroitement enchevêtrées que toutes comptaient un accusé ou une
victime.
Londres nomma des avocats, un président de tribunal et trois juges.
Il fallut néanmoins attendre 2003 pour que le procureur général
Simon Moore délivre quatre-vingt-seize chefs d’accusation contre
treize accusés, dont sept vivaient sur l’île. Ils passèrent en
jugement en 2004 à Pitcairn.
Il y avait alors près de cinq ans que l’enquête avait commencé, et
la tension était extrême sur l’île, divisée en deux camps : une
minorité déplorait le comportement des accusés et une majorité niait
les faits ou les excusait. Les prévenus avaient été laissés en
liberté, sous la surveillance de la police et des services sociaux.
En septembre 2004, Pitcairn vit débarquer vingt-neuf personnes —
membres du tribunal, diplomates, policiers et journalistes — pour ce
qui s’annonçait comme l’affaire la plus étrange de l’histoire
criminelle britannique. Aucun n’était le bienvenu.
Ils furent entassés dans quelques maisons inoccupées et même dans la
nouvelle prison, bâtie par les accusés. Dès qu’ils mettaient le pied
dehors, ils se heurtaient aux hommes ou à leur famille, dans une
ambiance glaciale. Leurs faits et gestes passaient rarement
inaperçus. A Pitcairn, tout le monde connaît les affaires des
autres.
Steve Christian, élu entre-temps maire de l’île et âgé de 53 ans,
fut le premier à passer en jugement dans le bâtiment délabré du
centre municipal. En short, tongs et tee-shirt aux couleurs du
Bounty, il se vautra sur sa chaise. La mine renfrognée, il semblait
ne pas s’intéresser le moins du monde au procès. Sa sœur Brenda, la
fonctionnaire de police de l’île, montait la garde à la porte.
Insolites dans leur longue robe noire, juges et avocats étaient
arrivés à pied, dans la poussière rougeâtre des pistes de l’île. Un
magistrat présiderait chaque affaire, sans le concours d’aucun jury,
et les victimes témoigneraient par liaison vidéo depuis la
Nouvelle-Zélande.
Ce fut ainsi que Charlotte raconta ce qui s’était passé. Auparavant,
une autre victime, Jennifer, était revenue sur l’épisode atroce qui
avait détruit son enfance. Lors d’un pique-nique entre jeunes, Steve
Christian et deux autres garçons l’avaient attendue à l’ombre des
banians. Elle avait 12 ans, et Steve à peu près deux de plus. Ses
copains l’avaient maintenue plaquée au sol pendant qu’il la violait.
Trois autres viols avaient encore eu lieu par la suite.
Pourquoi n’avait-elle pas tout raconté à ses parents ?
« C’est comme ça, à Pitcairn, répondit-elle. On se fait agresser, on
se fait violer… A l’extérieur de l’île, tout le monde se figure que
Pitcairn est un paradis. Mais c’était un véritable enfer pendant mon
adolescence. »
L’accusé suivant était Dave Brown, beau-frère de Steve. Il précédait
son père Len qui, à 78 ans, était le plus âgé des inculpés. Dave
était poursuivi pour avoir violé Jennifer à deux reprises dans un
champ de pastèques.
Les bancs réservés au public étaient vides. L’absence des insulaires
témoignait non seulement de leur mépris pour le procès, mais aussi
d’un calcul bien illusoire : s’ils faisaient comme si le jugement
n’avait pas lieu, peut-être que l’affaire finirait par être classée…
Dave Brown passa des aveux partiels et Dennis Christian plaida
coupable ; les autres nièrent les faits qui leur étaient reprochés.
Hors du tribunal, ils continuaient à mener une vie normale,
travaillant la terre, pêchant ou sculptant des objets en bois.
De tous les accusés, seul Jay Warren fut acquitté. Steve Christian,
Len Brown, Terry Young et Randy Christian furent condamnés à des
peines de prison, et Dave Brown et Dennis Christian à des travaux
d’intérêt général.
Le verdict fut un choc pour la population. Les avocats de la défense
firent appel, si bien que les accusés ne furent incarcérés qu’en
2006. Ils furent rejoints en prison par Shawn Christian, le fils de
Steve, et Brian Young, le frère de Terry, tous deux condamnés en
Nouvelle-Zélande.
La saga juridique était terminée, mais les troublantes
interrogations qu’elle avait suscitées restaient entières. A
commencer par celle-ci : comment cette microsociété perdue dans un
océan immense avait-elle pu connaître pareille dérive ?
Pitcairn était minuscule, terriblement éloignée, et on y vivait en
vase clos. En outre, comme elle n’était soumise à aucune autorité
extérieure, la population y définissait ses propres règles.
Cette communauté présentait aussi certaines particularités,
notamment une longue tradition de coercition sexuelle et de
soumission à la force virile. Mythifiés depuis des générations par
le monde extérieur, les hommes de Pitcairn se croyaient probablement
invulnérables.
Quoi qu’il en soit, les victimes sont soulagées de pouvoir enfin
tourner la page sur les cauchemars de leur enfance et de constater
que, apparemment, il n’y a plus d’agression sexuelle à Pitcairn.
Belinda assure que c’est la raison pour laquelle elle a tenu bon : «
Je ne voulais pas que cela se renouvelle », dit-elle.
La jeune femme a payé cher le fait de rompre le silence. Rejetée par
sa famille comme par la population de Pitcairn, jamais elle ne
pourra revenir. Elle estime pourtant que cela en valait la peine,
qu’elle a obtenu réparation, « dans une certaine mesure », et
qu’elle peut enfin aller de l’avant. Mère de trois enfants, elle vit
maintenant en Nouvelle-Zélande, où elle jouit de l’amour et du
soutien de son compagnon. Si Belinda ressent encore un peu
d’amertume, ce n’est pas parce que Randy et Shawn Christian n’ont
été condamnés qu’à des peines légères (respectivement six et trois
ans et demi de prison), mais parce qu’ils nient toujours l’avoir
violée et n’ont jamais exprimé le moindre remords.
Sur les six condamnés incarcérés, seul Brian Young est encore
actuellement sous les verrous. Les autres ont été libérés sur
parole. Leur casier judiciaire leur interdit de vivre à l’étranger
ou d’y voyager.
« Ils sont cloués à Pitcairn », déclare Isobel, violée à de
nombreuses reprises par Brian Young dès l’âge de 9 ans.
Tout comme Belinda, Isobel se dit néanmoins heureuse d’être allée
jusqu’au bout de ce long et douloureux processus judiciaire.
« J’ai été entendue et j’ai été crue, affirme-t-elle. Les
agressions, on les a toujours à l’esprit. Mais on apprend à dire que
c’est du passé. »
Londres a récemment annoncé que ces femmes percevraient des dommages
et intérêts. Elles se félicitent de voir ainsi officiellement
reconnues les souffrances qu’elles ont endurées sur un territoire
négligé par les autorités britanniques.
La Grande-Bretagne a modernisé l’infrastructure et les
communications de l’île. Quant au changement des mentalités à
Pitcairn, c’est une autre affaire. En public, les habitants nient
toujours les faits. En privé, certains commencent à reconnaître que
leur île n’a jamais été un paradis. Comme Jennifer l’a déclaré lors
du procès de Steve Christian, c’était au contraire « un véritable
enfer ».
* Les prénoms des victimes ont été modifiés.
EXTRAIT DE LOST PARADISE, DE KATHY MARKS, PUBLIÉ PAR FREE PRESS,
2009.